12
J’ai introduit la clé que Sam m’avait donnée dans la serrure. J’avais l’appartement de droite, l’exacte réplique de celui de gauche, actuellement occupé par Halleigh Robinson, la jeune institutrice qui sortait avec Andy Bellefleur. J’allais donc sans doute profiter d’une protection policière rapprochée – quelques heures par jour, du moins –, et comme Halleigh serait absente une grande partie de la journée, j’aurais pratiquement la maison pour moi toute seule, vu mes horaires. Cool.
En entrant, on débarquait directement dans le salon, lequel comprenait, en tout et pour tout, un canapé à fleurs, une table basse et un fauteuil – il n’aurait pas pu contenir plus de meubles, de toute façon. Le salon en question donnait sur une cuisine, miniature certes, mais dûment équipée d’un four, d’un réfrigérateur et d’un micro-ondes, ainsi que d’une table carrée minuscule avec deux chaises en plastique assorties. Franchement, que demander de plus ? Un lave-vaisselle ? Je n’en avais jamais eu.
En sortant de la cuisine, j’ai emprunté le couloir qui desservait la chambre principale – grande comme un mouchoir de poche –, la chambre d’amis – un demi-Kleenex ? – et la salle de bains, pour ouvrir la porte du fond qui donnait sur une terrasse en bois, à l’arrière du bâtiment.
Plutôt basique, mais d’une irréprochable propreté. Et puis, il y avait le chauffage central et la climatisation et, une nouveauté pour moi, les sols étaient rigoureusement plans. J’ai passé la main le long des encadrements de fenêtres : question isolation, rien à redire. Il faudrait quand même que je pense à baisser les stores à cause des voisins.
J’ai fait le lit dans la chambre principale, puis j’ai trié mes vêtements pour les répartir dans les tiroirs de la commode fraîchement repeinte. Ensuite, j’ai commencé à faire une liste des trucs qui me manquaient encore : une serpillière, un balai, un seau, des produits d’entretien – je stockais les miens dans la véranda, autant dire qu’ils étaient partis en fumée. Il faudrait aussi que j’aille récupérer mon aspirateur. Je le rangeais dans le placard du salon, il devait donc être intact. J’avais apporté un des téléphones de la maison, et j’avais également réussi à charger mon poste de télé dans la voiture de Nikkie. Il me restait, cependant, à contacter la compagnie de téléphone pour faire transférer mes appels ici, ainsi que la société du câble. Encore une chance que je puisse passer tous mes coups de fil de Chez Merlotte ! Depuis l’incendie, je m’étais juste contentée de continuer à vivre à peu près normalement. Ça avait suffi à occuper mes journées. Maintenant, il était temps que je m’organise.
Je me suis assise sur le canapé – ah ça, question confort, on ne risquait pas de s’endormir devant la télé ! –, et je suis restée là, les yeux dans le vide. J’ai essayé de penser à quelque chose de gai, quelque chose qui me ferait voir l’avenir en rose, qui me redonnerait envie d’avancer. Voyons... Eh bien, dans deux mois, tu pourras ressortir le bikini et les lunettes. Ça m’a fait sourire. J’adore lézarder au soleil, le corps enduit de monoï. Je prends un véritable plaisir à m’épiler de haut en bas jusqu’à ce que j’aie une vraie peau de bébé. Et pas de sermons sur les méfaits du bronzage, s’il vous plaît ! Qu’est-ce que vous voulez ? C’est mon péché mignon. Chacun son truc.
Mais en attendant le retour des beaux jours, je pourrais toujours filer à la bibliothèque faire le plein. J’avais rapporté ma dernière fournée de bouquins, que j’avais étalés comme des petits pains sur la terrasse pour leur faire prendre l’air. Avec un peu de chance, ils devaient sentir le frais, à présent.
Avant d’aller bosser, j’ai décidé d’étrenner ma nouvelle cuisine. Ce qui impliquait un petit tour chez l’épicier. En fait de «petit tour », ça m’a finalement pris beaucoup plus de temps que prévu. Je m’arrêtais à tous les rayons pour acheter des articles auxquels je n’avais pas pensé et qui me paraissaient, tout à coup, absolument indispensables. En rangeant mes provisions dans les placards, j’ai eu vraiment l’impression de prendre possession de ma nouvelle maison : j’étais chez moi. J’ai fait dorer deux côtes de porc que j’ai gardées au four, pendant que je passais une pomme de terre au micro-ondes et que je me réchauffais une boîte de petits pois.
Après avoir lavé la vaisselle, je me suis dit que j’avais juste le temps d’aller rendre visite à Calvin, à l’hôpital de Grainger, avant de filer prendre mon service Chez Merlotte.
Les jumeaux n’étaient pas encore arrivés pour prendre leur poste dans le hall – s’ils jouaient toujours les vigiles dans l’entrée, du moins. En revanche, Dawson montait fidèlement la garde devant la chambre de Calvin. Il m’a adressé un petit hochement de tête, mais m’a arrêtée d’un geste alors que j’étais encore à plusieurs mètres de lui. Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Puis il a passé la tête par l’entrebâillement de la porte et, à mon grand soulagement, m’a invitée à entrer, me gratifiant même au passage d’une petite tape amicale sur l’épaule.
Assis dans un fauteuil, Calvin regardait la télé. En me voyant arriver, il a aussitôt éteint le poste. Il paraissait avoir repris du poil de la bête : ses cheveux étaient propres et bien coiffés, sa barbe impeccablement taillée, et il avait meilleure mine. Il avait bien encore un ou deux tuyaux dans le bras, mais, dans l’ensemble, il semblait redevenu lui-même. Il a même essayé de se lever pour m’accueillir.
— Ne vous avisez pas de faire une chose pareille ! me suis-je écriée, en tirant une chaise pour m’asseoir en face de lui. Alors, racontez-moi tout. Comment vous sentez-vous ?
— Mieux, m’a-t-il aussitôt répondu. Je suis heureux de vous revoir.
Même sa voix semblait plus forte.
— Vous avez refusé l’aide que Dawson est venu vous proposer, à ce qu’il paraît ? Dites-moi au moins qui a allumé cet incendie.
— C’est ça qui est bizarre, Calvin : je ne comprends pas pourquoi ce type a mis le feu chez moi. Sa famille est venue me voir et...
Je me suis interrompue brusquement. Calvin se remettait à peine de sa blessure. Lui aussi avait frôlé la mort : je n’aurais pas dû l’ennuyer avec mes histoires.
Mais il m’a encouragée à poursuivre.
— Dites-moi ce que vous avez sur le cœur, Sookie.
Ça a suffi à me convaincre, et j’ai fini par tout lui raconter : mes doutes sur les mobiles de mon pyromane, mon soulagement que les dégâts puissent être rapidement réparés, mon inquiétude au sujet des frictions entre Eric et Charles Twining... Je lui ai également parlé des découvertes de la police concernant les différentes localités où le mystérieux tireur embusqué avait aussi frappé.
— Enfin, l’essentiel, c’est que personne d’autre ne se soit fait tirer dessus.
J’essayais de conclure sur une note positive, après cette énumération de joyeusetés.
— On n’en sait rien.
— Comment ça ?
— Peut-être qu’il y a eu d’autres victimes mais qu’on ne le sait pas encore.
Ça m’a sidérée. Pourtant, c’était tout à fait vraisemblable.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Je gamberge, vous savez. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire ici.
Il a accompagné cette déclaration d’un petit sourire triste.
— Je n’aime pas lire et je ne raffole pas de la télé, sauf pour le sport...
En effet, quand j’étais arrivée, il regardait la chaîne des sports.
— Qu’est-ce que vous faites de votre temps libre, alors, en temps normal ?
Simple curiosité de ma part, je l’avoue. Cela dit, il a paru content que je m’intéresse à lui.
— Je fais beaucoup d’heures à Norcross. Mais j’aime bien la chasse – quoique je préfère chasser les nuits de pleine lune...
Sous son apparence de panthère, s’entend. Ça pouvait se comprendre.
— J’aime aussi pêcher. Quand je suis dans mon petit bateau, le matin, juste après l’aube, avec ma ligne, je me sens en paix, libéré de mes soucis.
— Quoi d’autre encore ?
— J’aime bien cuisiner. L’été, on se fait une gamelle de crevettes, des fois, ou une pleine marmite de silures, et on mange dehors... Du poisson, du coleslaw, des beignets et de la pastèque bien fraîche...
J’en avais l’eau à la bouche.
— L’hiver, je travaille plutôt dans la maison. Ou je coupe du bois. Pour moi, bien sûr, mais aussi pour les gens du village qui ne peuvent pas le faire eux-mêmes. J’ai toujours de quoi m’occuper, comme qui dirait.
Déjà, Calvin Norris me devenait plus familier. Ce n’était plus vraiment un étranger, sans être toutefois un ami...
— Dites-moi comment se passe votre convalescence, ai-je enchaîné.
— J’ai encore cette cochonnerie de perf, a-t-il grommelé, en agitant le bras dans le creux duquel était plantée l’intraveineuse. À part ça, je vais beaucoup mieux. On se remet vite, nous autres, vous savez.
— Comment expliquez-vous la présence de Dawson aux collègues de la scierie qui viennent vous voir ?
Compositions florales, corbeilles de fruits, et même un chat en peluche : pas un centimètre carré de la moindre surface plane qui ne soit envahi par les cadeaux des visiteurs.
— Je leur dis juste que c’est mon cousin, qu’il est venu s’assurer qu’on ne me fatiguait pas trop avec les visites.
J’étais persuadée que personne n’avait osé vérifier ses dires auprès de Dawson...
— Il faut que j’aille travailler, lui ai-je brusquement annoncé, en apercevant l’horloge accrochée au mur.
J’avais du mal à m’en aller, bizarrement. Il faut dire que des petits moments d’intimité comme celui-là, je n’en avais pas beaucoup.
— Vous vous faites toujours du souci pour votre frère ? m’a-t-il tout à coup demandé.
— Oui.
— On garde un œil sur lui.
Je me suis demandé si la personne chargée de « garder un œil » sur Jason avait rapporté à Calvin que Crystal avait passé la nuit avec mon frère. A moins que Crystal ne l’ait fait elle-même. Auquel cas, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle prenait son job à cœur : difficile de surveiller Jason de plus près...
— Parfait. C’est le meilleur moyen de s’assurer qu’il n’est pas coupable.
Je me suis levée pour prendre congé.
— Soignez-vous bien, Calvin, lui ai-je recommandé avec la plus grande sincérité.
Il m’a tendu la joue. Je l’ai embrassé, mais de mauvaise grâce. Je n’aime pas qu’on me force la main.
Cependant, il songeait que j’avais les lèvres douces, que je sentais bon, et je n’ai pas pu m’empêcher de sourire en franchissant la porte. On a beau dire, se savoir admiré et désiré, il n’y a rien de tel pour vous remonter le moral !
De retour à Bon Temps, je me suis arrêtée à la bibliothèque avant d’aller bosser. C’est un affreux édifice en briques marron qui date des années trente. Et il fait son âge, vous pouvez me croire ! Les bibliothécaires se plaignent régulièrement en haut lieu de la vétusté du bâtiment, du chauffage, de la climatisation et de l’installation électrique qui laissent à désirer. En outre, le parking est dans un état déplorable, et le bâtiment voisin, une ancienne clinique qui a ouvert ses portes en 1918, arbore maintenant des fenêtres aveugles : très accueillant, comme spectacle. Quant à l’aire de stationnement de ladite clinique, la nature y a tellement pris ses aises que c’est quasiment la jungle en pleine ville.
Je m’étais donné dix minutes pour échanger mes livres. Huit minutes plus tard, j’étais dehors. Le parking était pratiquement vide, à cette heure-ci. Pas étonnant : les gens étaient tous en train de faire leurs courses au supermarché pour le repas du soir, quand ils n’étaient pas déjà rentrés chez eux.
Le jour commençait à baisser. Je ne pensais à rien de particulier. C’est ce qui m’a sauvé la vie. En un éclair, j’ai perçu, analysé, catalogué l’intense excitation qui me parvenait d’un autre cerveau, à proximité, et je me suis aussitôt jetée à terre. Pur instinct de conservation, j’imagine. Une fraction de seconde plus tard, j’ai entendu un bruit assourdissant et senti une violente secousse à l’épaule, puis une douleur fulgurante. Tout s’est passé si vite que lorsque j’ai voulu reconstituer la scène, par la suite, je me suis trouvée absolument incapable de rétablir l’ordre chronologique des événements.
J’ai entendu un cri derrière moi, puis un autre. Sans savoir comment, je me suis retrouvée à genoux devant ma portière, mon tee-shirt blanc tout maculé de sang.
Encore une chance que je n’aie pas mis mon beau manteau tout neuf !
Bizarrement, c’est la première chose qui me soit venue à l’esprit, à ce moment-là.
Le cri provenait de la gorge de Portia Bellefleur. Semblant quelque peu déroger à sa réserve habituelle, Portia a traversé le parking comme une flèche pour venir s’accroupir à mes côtés. Elle jetait des regards tout autour d’elle, comme si elle cherchait d’où venait le danger.
— Ne... ne bougez surtout pas, Sookie, m’a-t-elle ordonné.
Comme si je m’apprêtais à courir le marathon ! J’étais encore à genoux, mais je reconnais que la perspective d’aller embrasser le bitume ne m’aurait pas déplu, le tout agrémenté d’un petit plongeon dans le néant, histoire d’anesthésier la douleur... Du sang dégoulinait le long de mon bras blessé.
— Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! On vous a tiré dessus, Sookie, s’est exclamée Portia, affolée.
— Prenez les livres. S’ils sont tachés, on m’obligera à les payer.
Mais Portia ne m’écoutait pas. Elle parlait dans son portable. Les gens ont la manie d’utiliser leur portable au plus mauvais moment ! Et ils font ça n’importe où : à la bibliothèque, et même chez le médecin. Bla-bla-bla bla-bla-bla. Comme si ça ne pouvait pas attendre cinq minutes. Bon sang !
Il a donc bien fallu que je dépose les livres par terre toute seule.
J’ai réussi à passer de la station assise, le dos calé contre la Malibu. Puis il y a eu un trou noir, et je me suis retrouvée étendue sur le bitume, devant la bibliothèque, apparemment sur le côté puisque je regardais une grosse tache d’huile sur le parking.
J’ai eu le temps de me dire : « Ce n’est quand même pas difficile d’entretenir sa bagnole ! », avant de sombrer de nouveau dans le néant.
— Réveille-toi !
Je n’étais plus sur le parking, mais dans un lit. J’ai cru que ma maison était de nouveau en feu et que Claudine essayait de me tirer du lit. Mais la voix était trop grave pour appartenir à Claudine. On aurait dit celle de...
— Jason ?
J’ai voulu ouvrir les yeux, mais je suis tout juste parvenue à jeter un coup d’œil entre mes paupières entrouvertes. J’étais dans une pièce bleue plongée dans la pénombre. J’avais tellement mal que j’en aurais hurlé.
— Tu t’es fait tirer dessus, m’a annoncé mon frère. Tu t’es fait tirer dessus alors que j’étais Chez Merlotte, à t’attendre.
— On dirait que... tu es content, ai-je ânonné, la bouche pâteuse.
J’avais les lèvres étrangement engourdies, comme après l’anesthésie, chez le dentiste. C’est alors que j’ai compris : j’étais à l’hôpital.
— On peut pas me faire porter le chapeau ! J’étais avec des gens tout le temps ! Hoyt était avec moi, dans mon pick-up, du boulot jusqu’au bar ! Sa bagnole est en réparation. J’ai un alibi en béton !
— Oh, génial ! Ravie d’avoir failli me faire descendre, alors. Si ça peut te rendre service...
— Ouais... euh... Hé ! Je suis désolé pour toi, OK ? Enfin, au moins, c’est pas grave.
— Ah, non ?
— Non. La balle t’a juste éraflé l’épaule. Ça aurait pu être bien pire. Si tu as trop mal, tu n’as qu’à appuyer sur ce bouton, là : ça augmente la dose de calmants. Tu peux te shooter toute seule. Cool, hein ? Écoute, faut que je te dise : Andy attend dehors.
J’ai réfléchi à ce que ça signifiait. Et j’en ai finalement déduit qu’Andy était en service commandé.
— Bon, fais-le entrer.
J’ai prudemment étendu l’index pour appuyer sur le bouton miracle et j’ai cligné des paupières. Mais ça a dû être un peu plus long qu’un battement de cils, parce que, quand j’ai rouvert les yeux, Jason était parti, et Andy assis à sa place. Un petit calepin dans la main gauche et un stylo dans la main droite, il patientait gentiment. Voyons... j’avais un truc à lui dire... Ah, oui ! Ça me revenait.
— Remercie Portia pour moi, ai-je murmuré.
— Je n’y manquerai pas. Elle a été un peu secouée. C’est la première fois qu’elle assiste à quelque chose d’aussi violent. Elle a pensé que tu allais y rester.
Qu’est-ce que vous vouliez répondre à ça ? « Désolée de l’avoir traumatisée » ? J’ai attendu qu’il se décide à me demander ce qu’il voulait savoir. J’ai vu ses lèvres remuer. J’imagine que j’ai dû lui répondre.
— Donc, tu t’es baissée au dernier moment ?
— J’ai cru entendre quelque chose...
C’était la plus stricte vérité. À cette nuance près que je ne l’avais pas « entendu » au sens propre du terme... Andy savait pertinemment ce que je voulais dire, de toute façon : il était au courant de mon don et il était l’un des rares à y croire. Son regard a plongé dans le mien. Il a écarquillé les yeux.
Nouveau black-out...
Drôlement efficace, le calmant que m’avait refilé le toubib des urgences. Au fait, dans quel hôpital étais-je ? Celui de Clarice était plus près de la bibliothèque, mais celui de Grainger avait un meilleur service de réanimation. Si j’étais à Grainger, dommage que je ne me sois pas pris une balle sur le parking quand j’étais allée voir Calvin : j’aurais pu économiser le trajet jusqu’à Bon Temps. Ça m’aurait fait gagner du temps et quelques litres de carburant.
— Sookie.
La voix était douce et familière, froide et sombre comme l’eau d’une rivière par une nuit sans lune.
— Bill, ai-je soufflé, heureuse et rassurée à la fois. Ne t’en va pas.
— Je reste là.
Et il était toujours assis à côté de moi, sur une chaise, en train de lire, quand je me suis réveillée, à 3 heures du matin. Je sentais les esprits endormis tout autour de moi, dans les autres chambres. Mais celui de l’homme à mon chevet était merveilleusement vide. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience d’une chose : la personne qui m’avait tiré dessus n’était pas un vampire – hypothèse qui aurait pu se défendre, puisque toutes les agressions précédentes avaient eu lieu au crépuscule ou à la nuit tombée. J’avais « entendu » l’activité du cerveau de mon agresseur juste avant le tir. C’était probablement ce qui m’avait sauvé la vie, d’ailleurs.
Bill a levé les yeux à la seconde où j’ai bougé.
— Comment te sens-tu ?
J’ai appuyé sur le mécanisme qui relevait la tête de lit, tout en tentant d’estimer objectivement les dégâts.
— C’est l’enfer : le truc contre la douleur n’agit plus, j’ai l’impression d’avoir la bouche pleine de vase et j’ai une horrible envie de faire pipi.
— Je peux t’aider à régler ce dernier problème.
Avant que j’aie eu le temps de protester, il avait déjà poussé la perche de la perfusion pour me tendre la main. Je me suis levée prudemment – il s’agissait de vérifier que mes jambes me portaient encore.
— Je ne te laisserai pas tomber, m’a assuré Bill.
— Je sais.
Ça m’a pris des heures pour atteindre le cabinet de toilette. Après m’avoir assise sur le siège, Bill est ressorti, en laissant la porte légèrement entrouverte, et il a fait le planton dehors. Il m’a ensuite remise au lit avec autant de dextérité et de délicatesse que s’il avait fait ça toute sa vie. Il avait déjà retapé le lit et les oreillers. Mon épaule continuait à me torturer, et j’ai appuyé sur le bouton du tranquillisant. J’avais la bouche sèche et j’ai demandé à Bill s’il y avait de l’eau dans le pichet en plastique sur la table. Pour toute réponse, il a actionné la sonnette à mon chevet. Une petite voix s’est élevée de l’interphone.
— Mlle Stackhouse a soif.
— J’arrive, a aussitôt dit la petite voix.
L’infirmière s’est encadrée dans la porte à peine une minute plus tard. La présence de Bill n’était probablement pas sans rapport avec cette diligence inespérée. Les gens avaient peut-être accepté les vampires, en théorie, mais ils ne les aimaient pas pour autant. Nombre d’entre eux se tenaient sur leurs gardes dès qu’il y avait un vampire alentour – sage précaution, à mon avis.
— Où sommes-nous ? ai-je murmuré.
— Grainger, m’a annoncé Bill. Ce n’est pas le même hôpital que la dernière fois.
La dernière fois que Bill avait joué les garde-malade pour moi, j’étais à l’hôpital de Clarice.
— Tu peux même aller rendre visite à Calvin, an fond du couloir.
— A supposer que j’en aie envie.
Il s’est assis sur le lit. Quelque chose dans l’atmosphère les circonstances peu ordinaires qui nous rapprochaient, la nuit... – m’incitait aux confidences. À moins que ce ne soit un effet secondaire des médicaments.
— Je n’avais jamais mis les pieds à l’hôpital, avant de te connaître...
— C’est un reproche ?
— Ça m’arrive de t’en vouloir, oui, ai-je admis en regardant son visage scintiller dans la pénombre.
— Quand je t’ai vue pour la première fois, Chez Merlotte, je ne savais pas trop quoi penser de toi, m’a-t-il avoué à son tour. Tu étais si jolie, si fraîche, si pleine de vie... Et je voyais bien qu’il y avait quelque chose de différent chez toi. Tu m’intriguais.
— Tu veux parler de cette maudite infirmité ?
— De ce don précieux, plutôt...
Il a posé la main sur mon front.
— Pas de fièvre, a-t-il diagnostiqué, avant de se redresser brusquement. Tu as couché avec Eric pendant qu’il était chez toi.
— Pourquoi me le demander puisque tu le sais ?
— Je ne te demande rien. Je l’ai su dès que je vous ai vus ensemble. J’ai senti son odeur sur toi. J’ai senti ce que tu éprouvais pour lui. Nous avons mélangé nos sangs, Sookie...
Il a poursuivi d’un ton détaché :
— Je sais qu’il n’est pas facile de résister à Eric. Il est aussi vibrant que toi. Vous partagez ce même appétit de vivre. Mais je suis sûr que tu sais déjà tout ça...
Il a marqué une pause, comme s’il cherchait les mots adéquats pour formuler ce qu’il voulait dire.
— Et tu serais heureux si je ne devais plus jamais faire l’amour avec personne d’autre jusqu’à la fin de mes jours, ai-je dit, exprimant ses pensées avec mes propres mots.
— Oui. Quels sont tes sentiments pour moi, Sookie ?
— Les mêmes. Oh ! Mais attends un peu ! Toi, tu as couché avec quelqu’un d’autre avant même qu’on ait rompu.
Il a détourné les yeux. La ligne ferme de sa mâchoire s’est découpée dans l’ombre, rude et crispée.
— D’accord, de l’eau a coulé sous les ponts depuis, ai-je admis. Oui, c’est vrai, ça me fait du mal de penser à toi avec Shela, ou avec qui que ce soit d’autre. Mais je sais qu’il faut que je surmonte ça.
— T’est-il impossible d’envisager l’avenir avec moi ?
J’ai repensé aux événements qui m’avaient éloignée de Bill : son aventure avec Loréna – mais c’était elle qui l’avait vampirisé et il avait été obligé de lui obéir. J’en avais eu confirmation par la suite, auprès de tous les vampires auxquels j’avais parlé de la relation qui unissait Bill et sa « marraine ». Et puis, il y avait eu sa tentative de viol sur moi dans le coffre de la Lincoln – mais il était affamé, il avait été torturé et il ne savait pas ce qu’il faisait. La preuve en était qu’il avait immédiatement cessé, dès qu’il avait repris ses esprits...
J’ai repensé au bonheur que j’avais connu à ses côtés, quand j’avais la certitude d’être aimée de lui. Jamais je ne m’étais sentie plus en sécurité qu’avec lui. Quelle erreur ! Jamais je n’avais été aussi en danger que depuis que je le connaissais. Sans compter qu’il s’était tellement laissé absorber par son travail pour la reine de Louisiane que j’étais bientôt passée au second plan. De tous les vampires qui avaient un jour franchi la porte de Chez Merlotte, il avait fallu que je tombe sur le seul accro au boulot !
— Je ne sais pas si ça pourra un jour redevenu comme avant entre nous, ai-je fini par lui répondre. Peut-être, quand j’aurai réussi à digérer tout ça... Mais je suis contente que tu sois là ce soir. Et j’aimerais bien que tu viennes près de moi un moment... si tu veux.
Je me suis poussée jusqu’au bord du lit, prudemment, pour ne pas réveiller la douleur dans mon épaule. Bill s’est allongé derrière moi et m’a doucement enlacée. Je me sentais désormais parfaitement protégée, enveloppée de tendresse et d’attention.
— Je suis... si heureuse que... tu sois là, ai-je bredouillé, à moitié endormie.
Le médicament recommençait à faire effet. Avant de sombrer une fois de plus dans le sommeil, je me suis rappelé ma résolution du Nouvel An : ne plus me faire tabasser.
Nota bene : ajouter « et ne plus se faire tirer dessus non plus ».
On m’a laissée sortir le lendemain matin. Quand je suis arrivée à la caisse, l’employée, qui portait un badge au nom de Mme Beeson, m’a annoncé :
— C’est déjà réglé.
— Par qui ?
— La personne tient à garder l’anonymat, m’a répondu Mme Beeson avec, sur son visage rond, une expression de détermination hautaine qui semblait dire : « À cheval donné, on ne regarde point la bouche. »
Mais ça me mettait mal à l’aise. Très mal à l’aise. J’avais désormais assez d’argent sur mon compte pour m’acquitter de mes frais d’hospitalisation, sans avoir besoin de négocier un échéancier avec règlements mensuels. Et puis, tout se paie, et il y avait certaines personnes à qui je ne voulais rien devoir.
J’aurais peut-être dû rester plus longtemps pour tenter de convaincre Mme Beeson, mais je n’en avais pas le courage. Je voulais prendre un bain ou, au moins, une douche, quelque chose de plus approfondi, en tout cas, que la petite toilette de chat que j’avais faite – très lentement et en prenant mille précautions – au réveil ; je voulais manger de la vraie nourriture, et pas un repas insipide d’hôpital ; je voulais jouir d’un peu d’intimité et de paix... Bref, je voulais rentrer chez moi – ou dans ce qui, pour l’heure, me tenait lieu de domicile. Alors, je suis remontée dans mon fauteuil roulant et j’ai laissé l’aide-soignante me conduire jusqu’à la sortie. Ce n’est qu’en arrivant dehors que j’ai pris conscience du problème : je n’avais pas de moyen de transport. Ma voiture était restée garée devant la bibliothèque – encore aurait-il fallu que je puisse conduire, d’ailleurs, ce que je n’étais pas censée faire pendant deux ou trois jours.
À l’instant précis où je me tournais vers l’aide-soignante pour lui dire de me ramener à l’intérieur – j’irais rendre visite à Calvin, et peut-être que Dawson pourrait me raccompagner –, une rutilante Chevrolet Impala rouge s’est arrêtée au pied des marches de l’entrée. Le frère de Claudine, Claude, s’est penché pour ouvrir la portière côté passager. J’en suis restée bouche bée.
— Eh bien ? a-t-il lancé avec impatience. Vous montez, oui ou non ?
— Hou la ! a lâché l’aide-soignante. Hou la la !
J’ai bien cru que les boutons de sa blouse allaient éclater : sa poitrine se soulevait façon soufflet de forge. Elle semblait à deux doigts de la crise d’apoplexie.
Je n’avais rencontré le frère de Claudine qu’une seule fois, et j’avais oublié l’effet qu’il produisait. Ce type était d’une beauté à couper le souffle. Sa seule présence vous branchait instantanément sur cent mille volts. Essayer de se détendre à côté de Claude, c’était comme vouloir la jouer décontractée, style vieux potes de régiment, avec Brad Pitt. Vous voyez ce que je veux dire ?
Claude avait longtemps été strip-teaseur au Hooligans, un club de Monroe, pour les soirées réservées aux dames. Mais récemment, il avait pris la tête de la boîte et s’était également lancé dans une carrière de mannequin pour photos et défilés de mode. Les offres de travail dans ce domaine étant plutôt rares en Louisiane du Nord, Claude – d’après Claudine, du moins – avait décidé de se présenter au concours de Monsieur Romantique, organisé par un congrès de fervents lecteurs de littérature sentimentale (ferventes lectrices, plutôt, soyons honnêtes). Il avait même eu recours à la chirurgie esthétique pour faire arrondir ses oreilles pointues. Le candidat qui remporterait le premier prix poserait pour la couverture d’une prochaine parution. Je n’avais aucune expérience en la matière, mais j’avais des yeux pour voir et j’étais bien sûre que Claude battrait ses adversaires à plates coutures.
Claudine m’avait également appris que Claude venait de rompre avec son petit copain et qu’il était donc libre. Eh oui, libre, ce mètre quatre-vingts de pure beauté virile, avec sa crinière d’un noir de jais, ses élégants muscles déliés, sa paire d’yeux de velours, sa mâchoire carrée et sa bouche sensuelle aux lèvres pleines...
J’ai dû me passer de l’assistance de l’aide-soignante, trop occupée à faire « hou la la » en sourdine, pour m’extraire du fauteuil roulant et me glisser dans la voiture.
— Merci, ai-je lancé à Claude, en m’efforçant de ne rien laisser paraître de ma stupéfaction (le mot est faible : j’hallucinais complètement).
— Claudine n’a pas pu se libérer, m’a-t-il expliqué. Alors, elle m’a appelé. Elle m’a même réveillé pour que je vienne vous servir de chauffeur.
Il avait l’air carrément ulcéré.
— Je vous suis très reconnaissante d’avoir bien voulu faire le déplacement, ai-je déclaré, après avoir rejeté une bonne dizaine de réponses tout aussi protocolaires.
Bien que je ne l’aie jamais vu dans le secteur – et je crois vous avoir bien fait comprendre qu’il était difficile de le rater –, Claude ne m’a demandé aucune indication pour se rendre à Bon Temps. Bizarre...
— Comment va votre épaule ? m’a-t-il soudain demandé, comme s’il venait brusquement de se rappeler que c’était la question qui s’imposait.
— Mieux. Mais j’ai quand même une ordonnance pour des calmants à aller chercher chez le pharmacien.
— J’imagine que vous avez aussi besoin que je vous y conduise ?
— Hum... Eh bien, ce serait très gentil. D’autant que je ne suis pas censée prendre le volant avant deux ou trois jours.
Arrivé à Bon Temps, Claude a trouvé une place juste devant la pharmacie locale. J’ai réussi à m’extraire de la voiture et à aller chercher mes médicaments toute seule – je n’avais pas le choix, puisqu’il n’avait pas proposé de le faire pour moi. Le pharmacien était déjà au courant de ce qui m’était arrivé, bien sûr, et s’est lamenté à haute voix sur le déclin de la société.
Pendant qu’il s’occupait de mes comprimés, j’ai fantasmé sur la possibilité que Claude soit bisexuel – ne serait-ce qu’un tout petit peu... Toutes les femmes qui entraient dans la pharmacie avaient le même regard rêveur, la même expression béate sur le visage. Forcément, elles n’avaient pas eu l’honneur et l’avantage de bénéficier de la brillante conversation de Claude et n’avaient donc pas eu le privilège d’apprécier son charmant caractère, caractère dont il s’est empressé de me donner un petit aperçu en m’accueillant avec un « Eh bien, vous y avez mis le temps ! » quand je suis revenue à la voiture.
— Oui, Monsieur Premier Prix d’Amabilité, ai-je rétorqué, mordante. Mais je ferai de mon mieux pour aller plus vite, la prochaine fois. On se demande pourquoi je lambine à ce point, avec une épaule en vrac, n’est-ce pas ? Toutes mes excuses.
Du coin de l’œil, j’ai vu mon voisin s’empourprer.
— Désolé, a-t-il maugréé. J’ai peut-être été un peu brusque. On me trouve parfois bourru.
— Non ! Vraiment ?
— Oui, a-t-il insisté, avant de se rendre compte que je plaisantais.
Il m’a lancé ce que j’aurais appelé un «sale regard », si ses yeux n’avaient été à tomber.
— Écoutez, j’ai un service à vous demander, a-t-il repris.
— Tel que vous êtes parti, là, vous avez de bonnes chances de l’obtenir : vous avez si bien su m’attendrir...
— Vous voulez bien arrêter ça ? Je sais que je... je...
— «... ne suis pas poli ? Courtois ? Galant ? Que je n’ai pas le moindre savoir-vivre ? Que je m’y prends comme un manche ? »
— Sookie ! s’est-il exclamé. Taisez-vous !
Et pendant ce temps-là, je me disais : «Vivement qu’on en finisse, que je puisse enfin prendre un de ces satanés calmants ! »
— Oui, Claude ? lui ai-je donc répondu d’une voix parfaitement calme et posée.
— Les gens qui organisent le concours de Monsieur Romantique veulent voir mon book. Je vais aller au studio de Ruston me faire faire des photos un peu glamour, mais je crois que ce serait bien que j’aie une série de photos comme celles qu’on voit sur la couverture des bouquins que Claudine lit tout le temps. D’après elle, il vaudrait mieux que je pose avec une blonde, puisque je suis brun. Alors, j’ai pensé à vous.
Je crois bien que si Claude m’avait proposé de lui faire un bébé, j’aurais été à peine plus étonnée. Bien que Claude soit l’homme le plus rustre que j’aie jamais rencontré, comme Claudine avait quand même pris l’habitude de me sauver la vie, je me sentais un peu obligée d’accepter.
— Est-ce que j’aurai besoin d’une tenue particulière ?
— Oui, mais le photographe fait du théâtre amateur et il a l’habitude de louer des costumes. Il m’a dit qu’il devrait trouver ce qu’il faut. Vous faites quelle taille ?
— Un petit trente-huit.
Bon, d’accord, un bon trente-huit.
— Bon. Alors, vous seriez libre quand ?
— Il faut d’abord que ma blessure guérisse. Ça ferait désordre, un bandage, sur les photos.
— Vous m’appellerez, alors ?
— Oui.
— Vous n’oublierez pas ?
— Non. Je brûle déjà d’y être.
À vrai dire, j’avais surtout hâte de me retrouver seule, avec une canette de Coca light pour avaler mon calmant. Peut-être que je pourrais m’accorder une petite sieste avant de prendre la douche qui figurait aussi sur ma liste...
— J’ai déjà vu la cuisinière de Chez Merlotte, a déclaré Claude de but en blanc.
Maintenant que les vannes étaient ouvertes, on ne l’arrêtait plus.
— Sweetie ?
— C’est le nom qu’elle se donne, maintenant ? Elle bossait au Foxy avant.
— Comme strip-teaseuse ?
— Oui. Enfin, jusqu’à l’accident.
— L’accident ?
— Oui. Elle s’est retrouvée avec de sacrées cicatrices. Du coup, elle a décidé de laisser tomber. Elle prétendait que ça demanderait de trop longues séances de maquillage pour cacher tout ça. En plus, elle commençait à atteindre la date de péremp... euh... à approcher la limite d’âge pour ce genre de job.
— La pauvre !
J’ai essayé d’imaginer Sweetie en train de parader sur une estrade avec talons aiguilles, plumes, paillettes et tout le tralala... Plutôt perturbant.
Nous nous sommes bientôt garés devant mon nouveau logis. J’ai constaté avec plaisir qu’on avait ramené ma voiture de la bibliothèque. La porte de l’appartement voisin s’est ouverte, et Halleigh Robinson est sortie de chez elle, mes clés à la main. Je portais toujours le pantalon noir réglementaire de Chez Merlotte, puisque je me rendais à mon travail quand on m’avait tiré dessus, mais mon tee-shirt blanc étant bon à mettre à la poubelle, on m’avait donné un sweat-shirt que quelqu’un avait oublié à l’hôpital. Il était immense, et je flottais dedans. Mais ce n’était pas pour ça que Halleigh restait plantée sur le pas de sa porte, la bouche grande ouverte. Claude était, cette fois, descendu de voiture pour m’aider et, en voyant cette splendeur incarnée se déplier, la jeune institutrice s’était pétrifiée sur place.
Claude a glissé son bras autour de ma taille, puis il a penché la tête pour me regarder avec une expression de feinte adoration et m’a fait un discret clin d’œil complice.
Pour la première fois, je découvrais, non sans surprise, que Claude pouvait avoir de l’humour. J’étais ravie de constater qu’il n’était pas que désagréable.
— Merci de m’avoir apporté mes clés, ai-je lancé à ma voisine qui, à ces mots, s’est brusquement souvenue qu’elle avait des jambes et qu’elle savait s’en servir.
— Hum... hum... de rien... a-t-elle bafouillé en tendant les clés devant elle, aux alentours de mes mains.
J’ai presque dû les lui arracher, avant de faire les présentations d’usage.
— Halleigh, mon ami Claude, ai-je annoncé avec un sourire entendu.
Claude lui a adressé un vague coup d’œil distrait, comme s’il avait du mal à détacher ses yeux des miens. Ô Seigneur !
— Enchanté, Halleigh, a-t-il tout de même dit de sa plus belle voix de baryton.
— Vous... vous avez de la chance que... quelqu’un ait pu vous ramener de l’hôpital, a bredouillé Halleigh, toujours en transe. C’est très aimable à vous... euh... Claude.
— Je ferais n’importe quoi pour Sookie, a affirmé mon chauffeur.
— Ah, oui ? Comme c’est... gentil !
Halleigh a tout de même fini par se reprendre un peu.
— Andy a ramené votre voiture ici, Sookie, et il m’a demandé de vous donner vos clés. Vous avez eu de la chance de me trouver. Je suis juste passée déjeuner en vitesse. Je... hum... dois y aller...
Elle a gratifié Claude d’une ultime revue de détail, le déshabillant presque du regard, avant de monter dans sa petite Mazda pour retourner enseigner à l’école primaire.
J’ai maladroitement ouvert la porte de l’appartement.
— Jusqu’à la fin des travaux, c’est ici que je vais habiter, ai-je expliqué à Claude, un peu gênée d’introduire quelqu’un dans cet environnement impersonnel et trop aseptisé à mon goût. Je venais juste d’emménager, le jour où je me suis fait tirer dessus. Eh bien, c’est-à-dire hier, ai-je brusquement réalise avec stupeur.
Halleigh avait à peine tourné le coin de la rue que Claude avait abandonné son admiration de façade. Aussi est-ce avec un coup d’œil presque condescendant qu’il m’a dit :
— Vous n’avez vraiment pas de veine.
— Pour certaines choses, c’est vrai.
Mais je pensais à l’aide dont j’avais bénéficié et à tous les témoignages d’amitié que j’avais reçus. Et puis, j’ai songé aussi au bonheur tout simple que j’avais éprouvé à dormir dans les bras de Bill, la nuit précédente.
— J’ai pourtant eu de la chance dans mon malheur, comme on dit, ai-je ajouté.
Cela tenait davantage de la réflexion personnelle que de la conversation à proprement parler. De toute façon, je pouvais bien philosopher autant que je voulais, Claude s’en fichait éperdument.
Après l’avoir de nouveau remercié et lui avoir demandé d’embrasser Claudine pour moi, je lui ai, une fois de plus, juré de l’appeler quand je serais remise de ma blessure, pour la séance photos.
Les élancements dans mon épaule se faisaient de plus en plus douloureux, et dès son départ, je me suis précipitée dans la cuisine pour avaler un comprimé. J’avais profité de mon passage à la bibliothèque pour appeler la compagnie de téléphone, et j’ai été agréablement surprise d’obtenir une tonalité en décrochant mon combiné. J’ai appelé Jason sur son portable pour lui dire que j’étais sortie de l’hôpital, mais je suis tombée sur son répondeur. Après avoir laissé un message, j’ai passé un coup de fil au bar pour dire à Sam que je viendrais travailler le lendemain. J’avais déjà perdu deux jours de salaire et de pourboires. Avec les dépenses des travaux qui se profilaient, ce n’était pas le moment de tirer au flanc.
Je me suis ensuite allongée sur mon lit et j’ai fait une bonne sieste.
Quand je me suis réveillée, le ciel s’était assombri, et le temps était à la pluie. Le petit érable sur le trottoir d’en face, de l’autre côté de la rue, se faisait chahuter par un vent d’une violence alarmante. J’ai repensé au toit de la cuisine que ma grand-mère affectionnait tant et au crépitement que faisaient les gouttes en s’écrasant sur la tôle ondulée. La nature se faisait assurément plus discrète en ville.
J’étais en train de regarder la maison voisine par la fenêtre de ma chambre, en me demandant qui pouvait bien l’habiter, quand on a frappé à la porte. Arlène avait du mal à reprendre son souffle, après avoir couru sous la pluie. Elle avait un sac de chez McDo à la main. En sentant l’odeur qui s’en dégageait, mon estomac s’est réveillé avec un grognement sonore.
— Je n’ai pas eu le temps de te préparer un truc, m’a-t-elle dit, comme je m’écartais pour la laisser passer. Mais je me suis rappelé que tu aimais manger un double hamburger au bacon, quand tu n’avais pas le moral, et je me suis dit que tu ne devais pas être vraiment au top aujourd’hui.
— Et tu ne t’es pas trompée, lui ai-je répondu, tout en constatant, à ma grande surprise, que je me sentais nettement mieux.
Je suis allée dans la cuisine chercher une assiette. Arlène me suivait comme un petit chien, en jetant des regards curieux tout autour d’elle.
— Dis donc, c’est drôlement chouette chez toi ! s’est-elle exclamée.
S’il me semblait plutôt impersonnel, mon nouvel appartement, avec son côté bien rangé et fonctionnel, devait lui paraître un vrai paradis, comparé ¡1 son mobile home surchargé.
— Alors, comment tu te sens ? m’a-t-elle demandé.
J’ai eu beau faire, je n’ai pas pu m’empêcher de capter ses pensées. Elle se disait que, de tous les gens qu’elle connaissait, personne n’avait l’art d’attirer les ennuis comme moi.
— Tu as dû avoir une peur bleue.
— J’étais morte de trouille, tu veux dire !
Et je ne plaisantais pas. Rien qu’au ton de ma voix, ça se sentait.
— On ne parle que de ça en ville, m’a-t-elle annoncé avec son tact légendaire.
Exactement ce que je rêvais d’entendre : que j’étais devenue le sujet de conversation favori de tout Bon Temps !
— Hé ! Tu te souviens du fameux Dennis Pettibone ?
— L’expert de la police ? Oui, bien sûr.
— J’ai rendez-vous avec lui demain.
— Bien joué, Arlène ! Qu’est-ce que vous allez faire ?
— On emmène les gosses à la piste de rollers de Grainger. Il a une fille, Kathy. Elle a treize ans.
— Eh bien, ça devrait être sympa.
— Il est de surveillance, ce soir, a-t-elle ajouté en prenant un air important.
— Et qu’est-ce qu’il surveille, au juste ?
— Ils avaient besoin de tous les officiers de police disponibles. Ils ont décidé de mettre plusieurs parkings sous surveillance pour essayer de prendre le mystérieux tireur la main dans le sac.
Le plan des flics me semblait avoir un léger défaut.
— Et si c’est lui qui les voit en premier ?
— C’est des pros, Sookie. Ils sont entraînés. Ils savent ce qu’ils font.
Je l’ai trouvée bien hautaine, tout à coup. À croire que je l’avais vexée.
— Hé ! Cool, je suis juste inquiète pour lui.
De toute façon, à moins que les flics en question ne soient des changelings, ils n’avaient rien à craindre. Évidemment, le gros hic, dans cette brillante théorie, c’était que je m’étais fait tirer dessus et que, jusqu’à preuve du contraire, je n’étais pas un changeling.
— T’as une glace ?
J’ai jeté un regard circulaire.
— Je crois que la seule, c’est la grande dans la salle de bains.
Ça fait bizarre de ne pas pouvoir localiser un truc du premier coup, sous son propre toit. Pendant qu’Arlène arrangeait sa choucroute de cheveux flamboyants, j’ai transféré le hamburger du sachet dans mon assiette, en espérant pouvoir le manger pendant qu’il était encore à peu près chaud.
— Sam ne peut toujours pas conduire, alors il ne peut pas venir te voir. Mais il pense à toi, m’a crié Arlène, toujours en train de se coiffer dans la salle de bains. Tu crois que tu seras en état de bosser demain ?
— J’y compte bien.
— Tant mieux. Je suis censée être de repos. Comme sa petite-fille est à l’hosto avec une pneumonie, Charlsie est partie, et on peut jamais être sûr que Holly va se pointer quand elle est de service. Y a bien la nouvelle, Jada – elle est mieux que Danielle, de toute façon.
— Tu trouves ?
— Et comment ! s’est exclamée Arlène avec un petit reniflement méprisant. Je sais pas si tu as remarqué, mais on dirait que Danielle en a plus rien à faire, du boulot. Les gens ont beau réclamer leurs consos, brailler tout ce qu’ils veulent, ça lui passe au-dessus de la tête. Elle reste plantée là, à bavasser avec son jules pendant qu’ils s’égosillent pour rien.
Ce n’était pas vraiment faux. Depuis qu’elle s’était mise à fréquenter régulièrement ce type d’Arcadia,
Danielle se montrait nettement moins consciencieuse dans son travail.
— Tu crois qu’elle va arrêter ?
Et voilà, c’était reparti. Arlène avait dit qu’elle était pressée, mais ça ne l’a pas empêchée de poursuivre sur le sujet pendant cinq bonnes minutes. Elle m’avait ordonné de manger pendant que c’était encore chaud. C’était donc elle qui faisait la plupart des frais de la conversation, pendant que je mâchais et que j’avalais bouchée sur bouchée. Bon, la discussion n’avait rien de très spirituel et ne brillait pas par son originalité, mais on a passé un bon moment. C’était l’essentiel.
Andy Bellefleur est arrivé au moment où Arlène montait dans sa voiture.
— Merci d’avoir confié mes clés à Halleigh et d’avoir conduit ma voiture jusqu’ici, lui ai-je dit, avec une sincère gratitude.
Andy avait ses bons côtés, après tout.
— Elle a dit que le type qui t’avait ramenée chez toi était vraiment... euh... intéressant...
Andy essayait de me tirer les vers du nez. Ça m’a fait sourire. Je ne savais pas ce que Halleigh lui avait raconté, mais ça avait manifestement excité sa curiosité – peut-être même sa jalousie.
— On peut dire ça comme ça.
Il a attendu que je développe. Mais en voyant que j’en faisais rien, il est passé aux choses sérieuses.
— Je suis venu voir si tu te rappelais de nouveaux trucs à propos de la fusillade d’hier.
— Andy, je ne savais rien hier. J’en sais encore moins aujourd’hui.
— Pourtant, tu t’es baissée.
— Oh, Andy ! ai-je grommelé, exaspérée. Comme si tu avais besoin de demander pourquoi !
Andy savait pertinemment ce qu’il en était. Le rouge lui est monté aux joues, au front et a même gagné les oreilles et le cou – pas beau à voir.
— On peut parler librement, tu sais, lui ai-je fait remarquer. Il n’y a que nous deux ici, et les murs sont si épais que je n’entends même pas Halleigh se déplacer chez elle.
— Est-ce qu’il y en a d’autres ? a-t-il soudain chuchoté d’un ton pressant, le regard fiévreux. Il y en a d’autres, Sookie ?
Je comprenais très bien où il voulait en venir. Il ne l’aurait jamais exprimé à haute voix, mais il brûlait de savoir s’il existait d’autres créatures bizarres sur cette terre, en dehors des vampires et des télépathes.
— Des tas d’autres, Andy, lui ai-je répondu d’une voix parfaitement égale. Un vrai monde parallèle.
Son regard a rencontré le mien. Je venais de confirmer ses soupçons, et il était dévoré de curiosité. Il était à deux doigts de m’interroger sur tous ces gens qui s’étaient fait tirer dessus, mais au dernier moment, il a reculé.
— Tu n’as rien vu, rien entendu qui pourrait nous aider ? Tu n’as pas remarqué quelque chose de particulier, quelque chose de différent, par rapport à la nuit où Sam s’est fait tirer dessus ?
— Non. Rien. Pourquoi ?
Il n’a pas voulu me répondre. Mais je pouvais lire dans ses pensées à livre ouvert : la balle qui avait touché Sam à la jambe ne correspondait pas à celles qu’on avait retrouvées sur les autres victimes.
Après son départ, j’ai tenté d’analyser la fugitive impression que j’avais eue la veille, celle qui m’avait incitée à me jeter à terre. Si le parking n’avait pas été vide, je n’aurais sans doute pas pu la capter, d’autant que le cerveau qui l’avait émise se trouvait à bonne distance. Ce que j’avais perçu tenait à la fois de la ferme résolution, de la colère et, par-dessus tout, du dégoût. La personne qui m’avait tiré dessus était persuadée que j’étais méprisable, répugnante et inhumaine. Ça m’a profondément blessée. C’était idiot comme réaction – mais compréhensible : après ton !, personne n’aime inspirer le mépris. Puis j’ai réfléchi à ce que m’avait appris mon incursion dans les pensées d’Andy : la balle qu’avait reçue Sam était différente de celles qui avaient atteint les autres changelings. Je ne voyais aucune explication logique à cela.
J’en étais à ce stade de mes réflexions quand la pluie a redoublé de vigueur. Je n’avais aucune raison d’appeler qui que ce soit, mais j’avais bien envie de m’en trouver une. Plus la pluie tombait dru, plus je sentais l’angoisse monter. La couleur du ciel avait viré au gris plombé : la nuit n’allait pas tarder.
Je me suis demandé ce qui me rendait si nerveuse. J’avais pourtant l’habitude de vivre seule, et ça ne m’avait jamais contrariée. C’était maintenant, alors que j’étais plus près des gens que je ne l’avais jamais été dans ma maison, que je me sentirais isolée ?
Je n’étais peut-être pas censée conduire, mais j’avais encore besoin de certains trucs pour l’appartement. Je me serais convaincue que c’était une absolue nécessité et je serais allée au supermarché malgré la pluie – ou à cause de la pluie –, si l’infirmière n’avait pas fait toute une histoire à propos de mon épaule que je devais absolument ménager. Je tournais en rond, allant de pièce en pièce, quand un crissement de gravier m’a avertie que j’avais encore de la visite.
Lorsque j’ai ouvert la porte, j’ai découvert Nikkie sur le seuil, dans son imperméable à imprimé léopard. Elle a fait de son mieux pour le secouer sur le paillasson avant d’entrer. Je l’ai emporté dans la cuisine pour le laisser goutter sur le lino.
Nikkie m’a prise tout doucement dans ses bras et m’a murmuré :
— Dis-moi comment tu te sens.
Après avoir écouté attentivement mon énième récit des événements de la veille, elle a déclaré d’un ton grave :
— Je me suis fait du souci pour toi, tu sais. Je n’ai pas pu m’absenter de la boutique, sinon je serais passée te voir avant. J’ai aperçu le tailleur dans mon dressing. Tu es venue ?
— Avant-hier. Vlad ne te l’a pas dit ?
— Il était là quand tu es passée ? Je t’avais pourtant prévenue.
Elle paraissait au bord de la crise de panique aiguë.
— Il ne t’a pas fait de mal, au moins ? Il n’a rien à voir avec le fait que tu te sois fait tirer dessus, hein ?
— Pas que je sache. C’est vrai que je suis allée un peu tard chez toi. Je sais, tu m’avais prévenue. C’est juste que je n’y ai pas pensé. Vlad a... il a bien essayé de me faire peur... Je ne lui dirais pas que je suis venue ici, si j’étais toi. Comment as-tu fait pour t’échapper, d’ailleurs ?
Le visage de Nikkie s’est brusquement fermé, et son regard sombre s’est durci. Elle s’est écartée de moi.
— Il est sorti je ne sais où.
— Nikkie, tu ne veux pas me dire comment tu en es arrivée à sortir avec ce type ? Qu’est-ce qui s’est passé avec Franklin ? lui ai-je demandé avec le plus de délicatesse possible, sachant que j’avançais en terrain miné.
Les larmes lui sont immédiatement montées aux yeux. Elle voulait me répondre, mais elle avait honte et était partagée entre sa peur et son envie de se délivrer du poids de ce secret qui l’oppressait tant.
— Tu sais, Sookie, je croyais que Franklin avait des sentiments pour moi, a-t-elle commencé dans un chuchotement. Je veux dire, qu’il me respectait. En tant que personne.
J’ai hoché la tête, le regard rivé au sien. Je craignais d’interrompre le flot de ses confidences, maintenant qu’elle se décidait enfin à parler.
— Mais il... il m’a juste... refilée à son copain, quand il en a eu marre de moi.
— Oh, non ! Il... il a sûrement dû te donner des raisons, t’expliquer les causes de votre rupture. À moins que... Vous vous êtes disputés ?
Je ne parvenais pas à croire que Nikkie soit passée de main en main, comme ces « mordus » que les vampires s’échangeaient au cours de leurs soirées très privées.
— Il m’a dit : «Nikkie, tu es une jolie fille et j’ai apprécié ta compagnie, mais j’ai une dette envers le chef de Vlad, et Vlad te veut maintenant. »
Je savais que j’avais la bouche ouverte comme un four, mais je m’en fichais. Je sentais son humiliation, le mépris qu’elle avait pour elle-même... Elle se détestait.
— Et tu n’as rien pu faire ?
J’avais tenté de gommer toute incrédulité dans mon ton – sans grand succès, je le crains.
— Crois-moi, Sookie, j’ai fait ce que j’ai pu, m’a-t-elle répondu, amère.
J’étais soulagée que ma question ne l’ait pas heurtée.
— Je lui ai dit que je ne voulais pas. Je lui ai dit que je n’étais pas une pute, que si j’étais sortie avec lui, c’était parce que je l’aimais.
Ses épaules se sont affaissées. Elle a baissé la tête.
— Mais ce n’était pas tout à fait vrai, et il le savait. J’ai accepté tous les cadeaux qu’il m’a faits, des cadeaux de prix. Mais je ne lui avais rien demandé ! s’est-elle écriée tout à coup. Et il me les a donnés de son plein gré. Il ne m’a pas dit qu’ils étaient empoisonnés, qu’il y avait des conditions. Je ne savais pas !
— Il t’a dit que puisque tu avais accepté ses cadeaux, tu étais obligée de faire ce qu’il te demandait ?
— Il a dit...
Elle s’est mise à pleurer et a poursuivi d’une voix entrecoupée de sanglots :
— Il a dit que je n’étais rien d’autre qu’une femme entretenue... que tout ce que j’avais, c’était lui qui l’avait payé... qu’il pouvait bien rentabiliser son investissement... Je lui ai dit que je ne voulais pas... que j’allais tout lui rendre, mais il a refusé... Il m’a dit qu’un vampire du nom de Vlad m’avait vue avec lui et qu’il me voulait...
— Mais bon sang ! Ils se croient où, ces mecs ? On est en Amérique ! Ils ne peuvent pas faire une chose pareille !
— Les vampires sont des monstres ! Je ne sais pas comment tu fais pour les supporter. Moi qui croyais que ce serait trop cool d’avoir un petit copain vampire ! Bon, d’accord, Franklin, c’était plutôt le genre papa gâteau...
Ce simple souvenir a suffi à lui arracher un gros soupir nostalgique.
— C’était tellement génial d’être... tu sais, si bien traitée, considérée... Je n’en ai pas vraiment l’habitude. Et puis, je croyais qu’il avait réellement de l’affection pour moi. Je n’étais pas avec lui juste pour son argent.
Je me demandais si elle mesurait bien la portée de ses paroles.
— Est-ce qu’il t’a sucé le sang ?
— Oui. Pourquoi ? C’est pas obligé ? s’est-elle étonnée. Enfin, pendant... l’amour, je veux dire.
— Pour autant que je sache, si. Mais une fois qu’il avait bu ton sang, il pouvait savoir ce que tu ressentais pour lui.
— Ah, oui ?
— Dès qu’ils ont ton sang dans les veines, ils sont en prise directe avec tes émotions.
J’étais persuadée que Nikkie n’avait jamais été aussi attachée à Franklin Mott qu’elle le prétendait.
C’était le fait qu’il la couvre de cadeaux et la traite avec égards qui faisait tout le prix de leur relation à ses yeux, j’en étais convaincue. Et, bien sûr, Franklin devait le savoir. Il n’accordait peut-être aucune importance aux sentiments que Nikkie lui portait ou non, mais ça n’avait probablement dû que l’inciter davantage à se servir d’elle.
— Comment c’est arrivé ?
— Eh bien... ça n’a pas été aussi brutal que j’ai pu le laisser entendre...
Elle a baissé la tête pour examiner ses mains avec la plus grande attention.
— Franklin a commencé par dire, un soir, qu’il ne pouvait pas venir avec moi à un concert où il était prévu qu’on aille tous les deux. Alors, il m’a demandé si ça ne me gênerait pas que cet autre type m’accompagne à sa place. Je me suis dit qu’il était prévenant, qu’il savait à quel point j’aurais été déçue de manquer ce concert, et je n’ai pas cherché plus loin. Vlad s’est parfaitement conduit avec moi, et ça a été plutôt une bonne soirée. Il m’a ramenée et m’a laissée devant ma porte, comme un vrai gentleman.
J’ai failli m’étrangler. Vlad ! Vlad, avec ses allures de serpent venimeux, le Vlad qui puait la charogne à plein nez, ce Vlad-là avait réussi à se faire passer auprès de Nikkie pour un gentleman ?
— OK. Et après ?
— Après, Franklin a dû s’absenter quelque temps, alors Vlad est venu s’assurer que je ne manquais de rien et... il m’a apporté un cadeau. J’ai pensé que c’était de la part de Franklin, forcément.
Elle mentait. Elle me mentait et elle se mentait un peu à elle-même. Elle savait que ce cadeau – un bracelet de grande valeur – venait de Vlad. Elle s’était juste persuadée que c’était une sorte de tribut du vassal envers la dame de son seigneur.
— Alors, je l’ai accepté. Et puis, on est sortis en ville et, quand on est rentrés, cette nuit-là, il a commencé à me faire des avances. Mais je l’ai arrêté tout de suite.
Elle avait relevé la tête et me présentait une mine presque hautaine de prude outragée. Elle avait peut-être repoussé les avances de Vlad cette nuit-là, mais certainement pas «tout de suite », et pas de façon aussi nette qu’elle le prétendait.
Même Nikkie oubliait que je pouvais lire dans ses pensées.
— Donc, cette fois-là, il est parti.
Elle a pris une profonde inspiration avant de lâcher dans un souffle :
— Pas la suivante.
Vlad lui avait pourtant signifié clairement ses intentions. Je lui ai jeté un regard appuyé. Elle a tressailli.
— Je sais, je sais, a-t-elle gémi. C’est ma faute.
— Et alors ? Il vit chez toi, maintenant ?
Pas la peine d’en rajouter : elle était déjà effondrée.
— Il a un pied-à-terre pour la journée, pas loin. Il ne se manifeste jamais avant le crépuscule et il reste avec moi toute la nuit : il me traîne à des réunions de vampires, à des soirées, et il me...
— D’accord, d’accord, ai-je coupé en lui tapotant la main.
Comme ça ne semblait pas assez pour la consoler, je l’ai prise dans mes bras. Nikkie est plus grande que moi, alors ce n’était peut-être pas très maternel, comme câlin, mais je voulais juste qu’elle sache que j’étais de son côté.
— Il est vraiment dur, tu sais, m’a-t-elle confié tout bas. Il finira par me tuer, un jour.
— Pas si on le liquide en premier.
— Oh ! On ne pourra pas !
— Pourquoi ? Tu penses qu’il est trop puissant ?
— Je pense surtout que je serais incapable de tuer quelqu’un. Même lui.
— Ah...
J’aurais cru que Nikkie avait plus de cran, plus de rage en elle après ce que ses parents lui avaient fait subir.
— Alors, il faut qu’on trouve un moyen de lui faire lâcher prise...
— Est-ce que ton ami ne pourrait pas intervenir ?
— Quel ami ?
— Eric. Tout le monde dit que tu as la cote avec lui.
— Comment ça, « tout le monde » ?
— Tous les vampires du coin. Est-ce que c’est Bill qui t’a refilée à Eric ?
Bill m’avait dit un jour que s’il lui arrivait quelque chose, je devrais m’en remettre à Eric. Mais je n’en avais pas conclu pour autant qu’Eric devrait jouer, auprès de moi, le même rôle qu’avait tenu Bill dans ma vie. Le destin avait fait que j’avais finalement eu une aventure avec Eric. Mais dans des circonstances très particulières et qui n’avaient rien à voir avec Bill.
— Non, absolument pas, ai-je aussitôt répondu. Laisse-moi réfléchir...
Et c’est ce que j’ai fait, un peu stressée par le regard plein d’espoir que Nikkie posait sur moi.
— Qui est le chef de Vlad ?
— Je crois que c’est une femme. En tout cas, Vlad m’a emmenée deux ou trois fois à Bâton Rouge dans un casino où il avait rendez-vous avec une vampire.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Salomé.
— Comme dans la Bible ?
— Ouais. Tu imagines, appeler ta gosse comme ça !
— Bon. Et cette Salomé, est-ce que c’est le shérif de la zone ?
— Quoi ?
— Est-ce qu’elle dirige le secteur ? Est-ce qu’elle est à la tête des vampires de sa région ?
— Je n’en sais rien. Vlad et Franklin ne m’ont jamais parlé de ces trucs-là.
Je me suis efforcée de ne pas montrer mon exaspération.
— Quel est le nom du casino ?
— Les Sept Voiles.
Tiens donc !
— OK. Est-ce que Vlad traite cette Salomé avec déférence ?
« Déférence », voilà un terme qui aurait fait un bon mot du jour dans mon calendrier – que je n’avais pas regardé depuis l’incendie, forcément.
— Eh bien, il fait une sorte de courbette pour la saluer.
— Il incline juste la tête, ou il se plie en deux ?
— Plutôt en deux. Enfin, pas vraiment, mais plus que la tête, en tout cas. Il se penche, quoi.
— D’accord. Qu’est-ce qu’il lui dit, quand il s’adresse à elle ?
— Il l’appelle « maîtresse ».
— D’accord.
J’ai hésité. Puis je lui ai quand même reposé la question :
— Tu es sûre qu’on ne peut pas le tuer ?
— Toi, peut-être, mais moi... Une nuit, je suis restée un bon quart d’heure penchée au-dessus de lui avec un pic à glace, pendant qu’il dormait. Mais j’avais trop peur. J’étais terrorisée. Si jamais il apprenait que je suis venue te voir, il serait fou furieux. Il ne t’aime pas du tout. Il trouve que tu as une mauvaise influence sur moi.
— Et il a raison, ai-je rétorqué avec une assurance que j’étais loin de ressentir. Laisse-moi le temps de voir ce que je peux faire.
Je l’ai serrée dans mes bras une dernière fois avant qu’elle s’en aille. Elle a réussi à me faire un petit sourire, puis elle est partie.
J’ai réfléchi encore une minute, mais je ne voyais qu’une seule chose à faire. La nuit suivante, je serais de service. Je devais donc agir maintenant. Il faisait déjà nuit : Eric serait levé.
Il ne me restait plus qu’à l’appeler.